Le monde et son double.

Sur les valises de figurines de Ludovic Duchâteau.

“Il s’agissait de faire un objet le plus transparent possible, comme un écran”*.
Habiter un personnage de jeu contemporain. Envisager un humain devenu pur signe. Et vivre les espaces qu’il habite. Comment se réapproprier l’un et l’autre ? L’un par l’autre ? Une boîte, une valise, un lieu portatif et des personnages qui pourraient y vivre. Et nous qui devons reconquérir notre monde.

Objet que l’on peut investir d’un imaginaire, d’une rencontre avec soi-même, avec le monde où l’on est, celui que l’on se construit, un autre que l’on s’invente, et l’univers entier qui résonne. Être parmi les êtres, les objets présents, mais abolis dans leur substance, neutralisés dans leur chosification et investis dans leur symbolique. Une pure représentation d’un monde que l’on connaît, mais qui, pris dans la distance du Dieu qui manipule un univers (à la façon des romans de Philip K. Dick), devient un voyage qui renvoie à nos existences, à nos inexistences aussi, et aux relations humaines que nous saurons créer dans cet infini paradoxe. Comme un jeu pour des adultes qui jouent sans plus connaître les règles. Une boîte de constructions archétypales pour compositions abyssales.

« Comment savoir quel monde habite un lion ? », demandait Wittgenstein. Et nous, avons- nous toutes les clefs pour connaître nos mondes réels, imaginaires, fantasmatiques et explorer la croisée de tout cela ? C’est-à-dire le monde que nous avons construit. Les valises de Ludovic Duchateau contiennent des objets qui figurent un lieu – chambre, bureau, salle à manger, voiture, lieu de culte – et des personnes – hommes et femmes – de la taille de jouets. Mais à la différence des jeux pour enfants, ils offrent une neutralité de représentation, notamment dans leur couleur blanche. L’épuration symbolique est drastique, jusqu’à arriver à l’élément minima qui permet de reconnaître ce dont il s’agit et d’avoir les objets nécessaires à toutes les interactions possibles dans le lieu donné.

Cet ensemble offre des potentialités de scènes sociales. Un cadre dans lequel le spectateur est plutôt devenu un actionniste. Il s’agit d’un ensemble « structuré, mais qui laisse le champ libre » à l’imagination de celui qui le manie. Un ensemble abstrait qui ne prend une signification précise que dans l’utilisation qui en est faite. Un pur objet interactif en somme, sauf que cette interaction porte sur les objets de notre vie quotidienne, les symboles du monde occidental, nos modes de vie, nos manières d’agir les uns avec les autres. Il s’agit donc d’une « externalisation », d’un dédoublement même où l’on est à la fois objet d’observation et chercheur.
Ce qu’il propose, c’est de mettre le manipulateur en position créative, spéculative et réflexive. Pour cela, il fait ce qu’il appelle des « expéditions », c’est-à-dire qu’il se déplace chez les gens pour les faire tester ses boîtes à figurines et expérimenter avec eux. Ces expéditions sont un des aspects du travail qui comporte un projet d’installation (en fait l’intention de départ), des performances pendant lesquels les boîtes sont manipulées par des inconnus qui acceptent d’être photographiés, et les boîtes elles-mêmes qui fonctionnent de manière autonome (à la façon de la boîte-en-valise de Duchamp, à la fois reproduction des œuvres antérieures et œuvre distincte).

Ces missions d’explorateur de la psyché et du comportement humains ressemblent à des processus de guérison ou à des mécaniques magiques, notamment dans le fait que « l’aspect opératoire échappe ». L’artiste évoque les katchinas hopis ou les ouchebtis égyptiens qui chacun à sa façon joue un rôle de lien entre vivants et morts, mais aussi entre différentes catégories de vivants (les adultes et les enfants par exemple). Et plus encore les poupées vaudou, qui ont une capacité d’action dans le monde, et qui représentent l’esprit de celui sur lequel on veut agir.

Car c’est bien dans une vision cosmogonique que l’on se trouve. Dans certaines pièces apparaissent des constellations, «premier objet cultuel» historiquement. Elles sont très précisément gravées sur la surface blanche du lieu déterritorialisé qu’habitent les figurines, et les étoiles qui les composent estampillées à l’or pur, matière transcivilisationnelle s’il en est. Ludovic Duchateau s’intéresse aux constellations comme « rapport à la nature non domptée, mais lue ». Son travail offre aussi une occasion de « lire » les situations, par une mise en scène qui les rend transparentes, déchiffrables. Et il souligne qu’il y a « un rapport d’échelle entre figurine et constellation ». C’est sans doute cette échelle qu’il nous propose de reconsidérer, de mettre dans la balance, de mesurer. Dans un « lieu » sans coordonnées, traversé d’antiques croyances issues de nombreuses cultures, et qui génère aussi des scénarios de science-fiction. Atemporel, et aussi universel qu’une œuvre d’art peut prétendre l’être.

On est dans un rapport où certaines oppositions n’ont plus cours : rationalité et magie, désincarnation et ultra-corporéité, microcosme et cosmos, vie personnelle et sociale, connaître une situation et vivre la situation ; tous peuvent cohabiter dans une exploration des paradoxes de nos civilisations et de nous-mêmes.

Le choix de créer des objets présentant une symbolique a minima est primordial dans la démarche de Ludovic Duchateau. Ce faisant, il s’inscrit dans la longue et paradoxale tradition de l’art moderne au XXe siècle de remettre en question les propres bases culturelles qui en sont la source. De Dada aux situationnistes, ce questionnement, cette déconstruction de l’intérieur sont récurrents, et ils ne sont pas exempts d’un certain désespoir, dans son versant opérant et révolutionnaire de la volonté d’une action en puissance. C’est, par bien des aspects, un déni de la culture occidentale en tant que source d’approximations et d’incompréhensions, voire de catastrophes et d’atrocités. Il s’agit d’une exploration en art de la fin du mythe de la modernité comme progrès. Une résistance à l’évidence apparente de la notion d’évolution sociale et technologique, défiant l’entendement fondé sur l’expérience ordinaire ou historique.

Chambre, salle à manger, voiture, bureau, temple (ou salle de réunion au choix) sont les lieux que Ludovic Duchateau choisit de faire mettre en scène, ceux où s’exercent des pouvoirs sous divers aspects et sur différentes cibles. Famille, travail, lieu de réunion, cultuel ou non.
En 1977, dans un cours au Collège de France intitulé « Sécurité, territoire et population », Michel Foucault introduit un nouveau concept de gouvernance : « Par « gouvernementalité », j’entends l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, quoique que très complexe de pouvoir, qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir l’économie politique, pour instrument essentiel les dispositifs de sécurité. Deuxièmement, par « gouvernementalité », j’entends la tendance, la ligne de force qui dans tout l’Occident, n’a pas cessé de conduire, et depuis fort longtemps, vers la prééminence de ce type de « gouvernement » sur tous les autres : souveraineté ; discipline, et qui a amené, d’une part, le développement de toute une série d’appareils spécifiques de gouvernement, et, d’autre part, le développement de toute une série de savoirs. »

Cette société disciplinaire que Foucault a disséquée dans son œuvre, Deleuze en perfectionne la visibilité en parlant de la « société du contrôle » dans un court texte « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » (L’autre journal, n°1, mai 1990) qui, selon lui, l’a remplacée : « Contrôle, c’est le nom que Burroughs propose pour désigner le nouveau monstre ». Et il explique, « il n’y a pas lieu d’invoquer des productions pharmaceutiques extraordinaires, des formations nucléaires, des manipulations génétiques, bien qu’elles soient destinées à intervenir dans le nouveau processus. » Car, dit-il, il y a une logique interne au système qui fonctionne selon deux normes: l’enfermement analogique (le «moule») et le contrôle numérique (la « modulation »), ce qui donne « des échanges flottants » avec des mutations infinies, dans une modification permanente à partir du moule. C’est le système du capitalisme actuel, « de surproduction », dont le « mécanisme de contrôle » n’est pas le collier électronique, mais « l’ordinateur qui repère la position de chacun ».
A sa façon, Ludovic Duchateau questionne également ces mécanismes d’un monde devenu machine, en ceci qu’ils apparaissent dans les mises en situation qu’il propose et provoque chez ses interlocuteurs. De plus, si l’on tient compte du fait qu’il est un connaisseur des formes et concepts du numérique, le choix d’objets intensément interactifs, mais a priori totalement non technologiques serait à interroger de très près. Il semble désigner ce qui est un processus de civilisation, a priori neutre, mais qui a laissé apparaître deux versants qui loin d’être opposés se complètent en permanence : « Création et destruction sont deux aspects inséparables de ce que nous appelons civilisation » (Richard L. Rubinstein).

Plus encore, dans ce travail, l’apparition du cosmogonique, dans les constellations ou dans le lieu possiblement cultuel choisi pour une valise, rappelle aussi que la destruction du sacré a entraîné le réinvestissement symbolique des sciences et techniques dans ce domaine. La pleine prise en compte de cette figure à la Janus de la civilisation occidentale aurait logiquement dû mettre un terme à l’idée que la raison surpasse l’émotion, le rationnel l’irrationnel, l’efficacité la morale. « Que va coûter la perturbation de l’ordre du monde ? », demandait Jacques Ellul.

En « neutralisant » les espaces et objets de notre quotidien occidental technologisé urbain, en ôtant toute signification préconçue et en construisant un système symbolique pouvant être réinvesti d’une autre symbolisation subjectivée, Ludovic Duchateau semble vouloir nous rendre à nouveau capables de réévaluer la place que nous, humains, nous y occupons, et nous donner la possibilité de créer une fiction où nous en occupons une autre.

Mais est-ce une fiction ou une mise en abyme de l’action possible ? Car Jacques Ellul a dit aussi qu’ « il n’y a pas de fatalité que nous ne puissions vaincre ». C’est face à la fatalité que l’humain se dresse pour restaurer sa liberté.

Manuela de Barros, Paris, août 2012.

*- Entretien avec Ludovic Duchateau, comme les citations qui suivent.